La France des convertis
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L'EXPRESS, par Claire Chartier, publié le 26/01/2006.
Ils seraient plus de 60 000 à avoir adopté l'islam. Par amour, quête d'identité ou militantisme... Parmi eux, beaucoup de jeunes des cités, souvent tiraillés entre radicalisme et modernité.
Il le dit lui-même, amusé: «J'avais le physique.» Cheveux d'encre, regard étincelant, un air de calife du bitume, Christophe a découvert l'islam par une tranquille matinée de 2001. Le jeune homme se balade avec son meilleur copain musulman dans les rues de Grigny (Essonne). La flânerie les mène devant un petit pavillon. A l'intérieur, une salle de prière. «Tu veux entrer?» Christophe, 19 ans, catholique, croit en Dieu. Il a aussi des questions existentielles plein la tête. «OK, je le fais. Si ça ne me plaît pas, je laisse tomber.» L'?il rivé sur son ami, il se livre aux ablutions, se prosterne et implore le Dieu du Prophète. A la sortie, le garçon est perplexe. Il vient d'accomplir le rituel le plus important aux yeux des musulmans - poser son front par terre. Ce n'est pas un hasard. Quelques jours plus tard, Christophe tombe sur une émission consacrée à l'islam. Puis un vieil homme l'interpelle en pleine rue: «Inch'Allah! A demain, à la mosquée.» Cette fois, il en est sûr: Dieu lui a montré le chemin.
Qu'y a-t-il de commun entre cet étudiant aide-soignant de Grigny, le rappeur marseillais Akhenaton, le footballeur Franck Ribéry, le chorégraphe Maurice Béjart ou encore Clément, le petit-fils de l'ancien premier secrétaire du Parti communiste Maurice Thorez? Tous ont choisi d'embrasser la foi d'Allah. Ils seraient plus de 60 000 Français convertis à l'islam, confirmant la tendance observée dans de nombreux pays européens ces dernières années. Au ministère de l'Intérieur, un spécialiste évoque même «une dizaine de conversions par jour». Des estimations, puisque, contrairement au christianisme, et plus encore au judaïsme, l'entrée dans l'islam ne nécessite aucune préparation spirituelle. Le postulant n'a qu'à prononcer la formule consacrée, la shahada: «Il n'y a de Dieu que Dieu, et Mohammed est son prophète.»
Ingénieurs, universitaires, chefs d'entreprise, profs de gym, instits, étudiants, chômeurs, intégristes ou pratiquants éclairés... ces nouveau-nés à la communauté musulmane forment une famille bigarrée. Il y a les convertis de la première génération, artistes ou diplômés cinq étoiles, qui privilégient la voie soufie, mystique et apolitique, dans le sillage du philosophe de la première moitié du XXe siècle René Guénon. Les militants de la chapelle altermondialiste qui s'enrôlent par solidarité avec les fidèles de l'islam, à leurs yeux maltraités, surtout depuis le 11 septembre 2001. Il y a surtout les jeunes des cités, où les musulmans ont posé leurs bagages depuis les années 1970...»
"Matthieu, Christophe et sa sœur Sabrina, voilée de blanc, se sont connus à la cité de la Grande Borne, à Grigny, où ils ont grandi. Matthieu raconte sa «première fois» à la mosquée, il y a cinq ans: «Voir que les fidèles se préparaient pour entrer dans la prière en se purifiant le corps et l'esprit, ça m'a beaucoup impressionné, se souvient ce cuistot de 25 ans, tenté, un temps, par le séminaire. Tout à coup, j'ai trouvé un lien entre le cœur et le corps. C'est comme si je vivais Dieu un peu plus.» Les ex-catholiques sont nombreux chez ces convertis qui inscrivent l'islam, dernière religion révélée, dans la continuité du judaïsme et du christianisme. «Jésus, fils de Dieu? Je n'ai jamais compris comment un homme pouvait être l'égal de Dieu, lance Christophe. Et tous ces saints à honorer: saint Antoine, saint Jean-Baptiste... Qui est le boss, dans tout ça? Au moins, en islam, il n'y a de Dieu que Dieu. C'est plus clair.» Pas pour les parents. Les bruits de lever à 4 heures du matin pour la prière de l'aube. Le jambon laissé dans l'assiette... «Quand ma mère a compris que nous étions devenus musulmans, elle a cru qu'elle perdait ses enfants, raconte Sabrina. Elle venait de voir Jamais sans ma fille, le film tiré de l'histoire de Betty Mahmoody, cette Américaine dont le mari, iranien, avait volé l'enfant! Vous voyez le tableau! Mais, quand elle a constaté que nous étions restés nous-mêmes, il n'y a plus eu de problèmes.»
Dans un premier temps, pourtant, mue spirituelle oblige, beaucoup s'éloignent de leurs proches. Ce qui ne signifie pas qu'ils basculent dans l'islam radical. «Durant cette phase, explique le sociologue Omero Marongiu, ils assimilent un nouveau système de valeurs, fondé sur la pudeur et le rapport normatif à l'autre sexe. D'où une certaine fragilité.»
La prière vient de s'achever à la mosquée de Lyon. Marie, fille de communistes, attend que l'imam lui délivre son certificat de conversion, indispensable pour effectuer le pèlerinage à La Mecque: «On reproche à l'islam d'être contre les femmes, mais c'est la religion qui nous respecte le plus, souligne cette blonde dodue aux joues rosies par le froid. Le Coran dit que la femme doit être traitée à l'égal de l'homme. La société moderne, elle, ne fait que nous rabaisser. En plus, elle nous met sur le même plan que les hommes, alors que nous avons des natures très différentes!» Les mères au foyer, les hommes au boulot: ce credo conservateur ne diffère guère de celui des évangéliques protestants, des catholiques traditionalistes ou des juifs ultraorthodoxes, qui ne cessent de fustiger l'étalage de chair et la confusion des rôles en Occident. Mais les jeunes converties vont plus loin: elles disent «les Occidentaux» en parlant des Français. Comme si elles-mêmes n'en étaient plus. Etrange schizophrénie, que déplore un très bon connaisseur de l'islam en France: «Les musulmans, convertis ou pas, calent encore beaucoup leur pratique et leur identité sur le modèle islamique des pays arabes.» A l'écoute, notamment, de chaînes de télévision par satellite.
Elle est jolie, Natacha: 20 ans, une grâce de ballerine, des yeux vifs. Cette étudiante de Vénissieux (Rhône), qui potasse d'arrache-pied ses partiels de droit, estime que l'islam «n'a pas à s'adapter aux différentes cultures, il est universel». Il y a quatre ans, le père de Natacha a claqué la porte de l'appartement. Une déchirure. «Je l'ai remplacé par Allah», dit-elle, étonnamment lucide. Funambule entre deux mondes, Natacha cultive les paradoxes. Elle, la jolie Gauloise, a renoncé aux virées en boîte avec les copines, aux froufrous à la mode. Elle ne reste jamais seule dans une pièce avec un homme et trouve «logique qu'en islam la femme soit inférieure à son mari, parce que l'homme subvient aux besoins du ménage». Mais elle parle aussi de ses «ambitions dans les métiers du droit» - elle veut devenir magistrate, ou inspectrice des impôts. Et se dit prête à ôter son tchador pour réussir sa carrière. Pense-t-elle vraiment, comme le dit le Coran, que le témoignage d'une femme vaut la moitié de celui d'un homme? «Dans le Coran, il y a des choses qu'on comprend et des choses qu'on ne comprend pas. Je n'ai pas trop envie de chercher.» Dommage. D'autres ont les idées claires à sa place.
Au fond d'une librairie musulmane parisienne, Pascal jette un œil au portant où sont exposés les vêtements qu'il commercialise. Fils d'agriculteurs, ancien élève de classe préparatoire scientifique, ce Rochelais de 36 ans a lâché la fac après la licence. Au terme d'un périple de sept ans à travers l'Europe et l'Asie, financé par les oboles de ses frères en religion, il s'est marié à une Allemande, voilée de pied en cap. «Pour vivre notre foi, nous devons être indépendants, affirme, l'air aimable, ce soufi tombé dans le salafisme. Il nous faut des écoles, des boutiques. Pour montrer qu'on peut vivre l'islam de façon pacifique.»
Sans forcément y adhérer, beaucoup de jeunes convertis comprennent cette logique du repli sur soi. Les filles, notamment, qui en veulent à la République de ne pas les laisser porter le voile. Sabrina, par exemple: «On m'a déjà dit: ?Si vous n'êtes pas contente, rentrez chez vous.? Mais je vais où, moi? Je suis française!» A l'école d'infirmières, la jeune fille a accepté sans rechigner d'ôter son tchador. Mais, pour elle, la France se trompe de combat. Il y a, dit-elle, «d'autres différences plus choquantes - dans le logement, le travail, à l'école - qui entament l'égalité républicaine». Matthieu aussi estime que «l'islam s'est ajouté à l'histoire de la France» et que «notre pays devra bien faire avec». Ce qui n'empêche pas ce cuisinier plutôt jean que djellaba de prôner un islam adapté à l'environnement européen. «On n'est plus à l'époque des chameaux! La modernité, c'est comme la télé: tout dépend de ce qu'on met dedans.»
Tout dépend aussi du bagage culturel de ces convertis: ceux qui s'enferment dans une lecture littéraliste ignorent souvent tout du contexte historique du Coran. Approfondir la connaissance de leur religion et inventer ce que doit être un islam intégré à l'espace laïque: tels sont les défis des musulmans d'Europe. Christophe soupire: «Laissez-nous du temps.»